article publié sur makanisi.org le 7 août 2023
Dans la plupart des pays du Bassin du Congo, les tissus traditionnels sont confectionnés avec des fibres tirées des feuilles du palmier à raphia (mpusu). Les Téké du Gabon, du Congo et de la RDC nomment ces étoffes en raphia tisséesnzoana, les Kota lapoko et les Kuba de RDC kuba. Du 13è et 14è siècles à nos jours, le tissu raphia a traversé le temps sans prendre une ride. Nous vous invitons à découvrir ce tissu, emblème de l’identité culturelle des peuples du Bassin du Congo, dont il structure l’imaginaire collectif, qui intéresse désormais la Haute couture.
Originaire de Madagascar, le palmier à raphia est un grand palmier, dont le tronc est recouvert, à sa base, de vieilles palmes, qui peuvent atteindre 10 mètres de long. Ses feuilles persistantes (qui ne tombent pas) ont des nervures secondaires arquées, divisées en de nombreuses folioles linéaires mesurant de 1 à 2 mètres. Leur pétiole est épineux.
Un arbre aux multiples usages
Le palmier à raphia a de multiples usages. Sa tige ou stipe contient une substance farineuse riche en amidon, avec lequel on obtient une farine alimentaire, appelée « sagou ». La sève donne le vin de palme, dénommé tombè en langue kikongo. Tressées, les feuilles adultes deviennent des tuiles avec lesquelles on recouvre les toits des cases.
Les fibres des feuilles du palmier à raphia sont la matière première avec laquelle les artisans vanniers fabriquent des corbeilles, des chapeaux, des sacs, des filets de chasse et de pêche, des nattes et autres objets utilitaires… Mais la fabrication de tissus en raphia est du ressort exclusif des initiés. D’après nos enquêtes, les tisserands forment une caste d’initiés au sein de la société.
Le tisserand, un initié
Chez les Téké, le tissage est une activité masculine qui se transmet héréditairement. Nul ne peut l’exercer librement. Dans un article intitulé Le tissage du raphia chez les Batéké (Moyen Congo), paru en 1957 dans le Journal de la Société des Africanistes, l’ethnologue Annie Masson Detourbet, qui a réalisé une enquête chez les Téké, notamment les Atyo, établis sur les plateaux situés au nord de Brazzaville, indique que « l’apprenti, frère cadet, fils ou neveu utérin de l’artisan auquel il succédera, accompagne toujours ce dernier dans son travail. Sa tâche principale est la préparation des fibres ».
Réalisé à l’aide d’un métier à tisser, le tissage est un travail long et fastidieux. Des bandes de tissu sont minutieusement montées par entrelacement des fils, selon des techniques séculaires.
Chez les Kuba de RDC, le travail des tisserands et autres spécialistes des textiles est une activité, à dimension artistique, complexe, qui implique plusieurs artisans et savoir-faire. La confection d’une simple jupe en raphia peut mobiliser une trentaine de personnes, comprenant des tisserands, des teinturiers, des brodeuses et des dessinateurs-colleurs. Biens familiaux, portés durant les cérémonies et les festivités, ces tissus expriment le statut d’une famille ou d’un clan avec ses totems.
Le symbolisme du tissage adossé à la cosmogonie
Les noms des différentes parties du métier à tisser, les gestes du tisserand et le nombre d’obligations et d’interdits auquel ce dernier est soumis, indiquent que le tissage et les instruments qui le servent, revêtent, aux yeux des intéressés, une signification profonde.
Pour Annie Masson Detourbet, le tissage renvoie « au mythe d’origine, d’après lequel l’origine de l’humanité remonte à un couple de jumeaux issus du bris d’un œuf, tombé du ciel en même temps que la première pluie, sur une roche émergeant des eaux. À la suite d’un certain nombre d’événements qui entraînèrent la mort du couple primordial et la fin des naissances gémellaires, le Génie de l’eau réorganisa le monde, assignant aux quatre couples de jumeaux des deuxième et troisième générations une place déterminée dans l’espace et confiant à chacun d’eux la garde d’une espèce animale qui eut pour mission de transmettre aux hommes la parole du Génie et par là même une technique ». Selon ce mythe, ce furent trois serpents qui enseignèrent l’art du tissage.
Kira, le Génie de l’eau, maître du tisserand
Le Génie de l’eau, Kira, est le maître du tisserand, qui est chargé de conter, tout en tissant, la représentation de sa parole, évocatrice du système socioculturel et cosmologique des Téké. L’ensemble de son métier à tisser est également une représentation du tisserand lui-même, considéré comme un être androgyne et procréateur.
En suivant la parole de « Kira », le pagne en raphia est une représentation du monde. Pour Anne Masson Detourbet, « les trois grandes coutures indiquent les eaux qui séparent le ciel de la terre, celles qui partagent la terre en deux, celles enfin qui séparent la terre du monde inférieur. Ce sont par ailleurs, les trois grandes voies qu’empruntent tous les hommes : la première est dite kulefi yulu, vous venez du ciel, la seconde, ekari tsi, nous sommes sur terre, la troisième kukule tue tsi, vous retournez sous terre ». En ce sens, le raphia serait un témoin du lien avec le monde des esprits supervisé par Nkouembali, le Grand Esprit tout puissant, évoqué par l’auteure congolaise, Mouayini Eugénie Opou, dans son ouvrage intitulé « Nkouembali, envoyé de Ndzan sur terre », paru chez l’Harmattan en 2022.
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Le vêtement du monde des esprits
En Afrique centrale, les guérisseurs, les devins et autres oracles chargés de communiquer avec le monde des esprits portent des vêtements en tissu raphia qui signalent leur profession et facilitent leur travail. Les membres des sociétés initiatiques telles que lenzobi, le ngo, le lemba, le kiébé-kiébé, le bwiti, le mbouanda ainsi que les nganga(guérisseurs) sont généralement vêtus de raphia lors des cérémonies. Ces exemples illustrent le pouvoir symbolique des vêtements à base de raphia, un matériau considéré comme un catalyseur d’énergie qui protège et permet de créer le lien entre le monde visible et l’invisible.
Symbole de noblesse et de royauté
Dans l’ancien Royaume Kongo et ses provinces vassales (Loango, Makoko, Kakongo, Ngoyo, Ndongo), l’art du tissage était emblématique de la royauté et de la noblesse. La pièce d’étoffe en raphia de 40 cm sur 40 cm (lubongo, libongo au singulier, mbongo au pluriel) avait valeur de monnaie. Mbongo désigne, encore aujourd’hui, l’argent et la richesse.
La qualité de noblesse que revêt tout vêtement ou tout objet confectionné avec une étoffe de raphia, se vérifie dans les attributs symboliques des hauts dignitaires.
Chez les Kongo, les Mbundu et les peuples apparentés du nord de l’Angola, le Mpu est un couvre-chef souple en raphia doré, conçu pour couvrir le sommet de la tête, spirituellement vulnérable. Partie intégrante des apanages du chef, qui comprenaient également d’autres objets, il marquait l’autorité d’une personne élue à une fonction morale sacrée. « C’était aussi un puissant symbole cosmologique reliant le chef (Mfumu), le clan et le village au lieu mythique d’origine de l’ancêtre divinisé, ainsi qu’au territoire y relatif (Nsi) ». informe par ailleurs la chercheuse américaine Vanessa Drake Moraga, spécialiste des traditions textiles africaines, conservatrice à l’université de Californie-Berkeley.
Tunique ajourée faite de fibres de raphia, le Kinzemba figure également parmi les vêtements cérémoniels d’Afrique centrale depuis des centaines d’années. Sa renommée est notamment associée à une personnalité historique, Antoine Emmanuel Nsaku Ne Vunda, premier ambassadeur du royaume Kongo au Vatican, qui fit sensation avec sa tunique kinzemba quand il arriva à Rome où il mourut en janvier 1608.
L’usage spécifique du raphia pour le Ndop
Au Cameroun, le Ndop revêt le même caractère sacré. Cette tenue royale, caractéristique des Grassfields, est généralement confectionnée avec du coton, rarement avec du raphia. Toutefois, les motifs symboliques, qui sont dessinés sur le tissu, sont cousus avec des fils de raphia, ce qui permet de les isoler pendant la teinture et de les faire ressortir en blanc, une fois le tissu teint.
Le traitement graphique et l’iconographie de ces tenues obéissent à des codes stricts. Les formes géométriques, la lune, le soleil, les étoiles ou les animaux qui y sont représentés, sont autant de messages codés. Les modèles de ndop confectionnés pour la cour royale sont très décoratifs et bardés de motifs de la royauté. Leur utilisation est en lien avec le symbolisme de la puissance, du statut de chef, des coutumes ou des rituels funéraires.
Pratiques funéraires
En Afrique, de nombreuses cultures et traditions religieuses ont toujours placé les tissus au cœur des pratiques funéraires. En effet, les rites qui entourent la désincarnation d’un membre de la communauté et la manière dont on se représente l’endroit où il résidera dans l’au-delà et sa place dans le cosmos, ont investi l’imaginaire des peuples. L’importance du tissu dans ces rituels atteste assurément le poids socioculturel de cette matière qui en fait un marqueur de l’identité aussi bien personnelle que culturelle et sociale.
En Afrique centrale, les tissus raphia finement tissés et brodés ont, durant des siècles, été utilisés comme vêtements et biens funéraires que l’on affiche pendant des cérémonies et que l’on enterre avec le défunt. Grâce à ce pagne, le défunt « est riche des paroles de ses ancêtres et, guidé par eux, il connaîtra la route qu’il doit suivre pour rejoindre directement le village des morts… », explique Anne Masson Detourbet.
Chez les Kuba, l’association du tissu de raphia et du statut social se poursuit dans l’au-delà au lieu-dit ilueemy où demeurent les esprits des défunts jusqu’à ce qu’ils renaissent dans ce monde. Pendant le voyage à ilueemy, le défunt doit pouvoir être reconnu par les autres esprits de manière à être accueilli dans sa famille selon le statut approprié. Vêtir le corps du tissu de la famille permet ainsi au défunt d’être reconnu, son esprit s’en trouve apaisé. L’étoffe de raphia apparaît dès lors comme le vêtement des esprits, un élément d’identification, mais elle jouit également d’un prestige particulier dans la noblesse.
Force spirituelle et interface entre les vivants et les morts
Le raphia est un marqueur séculaire de l’identité culturelle africaine. L’étoffe est ainsi un symbole puissant de la connaissance profonde transmise aux humains par Dieu. Arbre solaire, le palmier est aussi un arbre divin en Inde et chez les arabes. Le tissu en raphia a pu se perpétuer jusqu’à nos jours, via la chaîne de transmission, parce qu’il est une émanation du verbe créateur, d’après les croyances. Imprégné d’une force spirituelle puissante, il assure l’interface entre les vivants et les morts, dans la continuité initiatique. Cette conception ontologique quasi mystique est résumée par le proverbe tchadien : « Une parole est comme un fil de raphia ; si vous le tirez de la natte, vous ne pourrez le remettre à sa place ».
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